Regarde en vers

Quand un poème inspire une image , quand la poésie devient une photo.
Chemins croisés .

À une heure du matin

Enfin ! seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés
et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le
repos. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus
que par moi-même.
Enfin ! il m’est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres !
D’abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef
augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent
actuellement du monde.
Horrible vie ! Horrible ville !  ….

Charles Baudelaire

AUX POÈTES

pêcheurs d’aurores
briseurs de chaînes dans la nuit,
Moissonneurs d’étoiles
Vieux paladins,
courant le monde,
Ma terre geint de tous les murmures
Mon ciel gronde de tous les cris étouffés
J’ai mal aux angles
Dans ma cage
Dans mon silence d’acier d’orage.
Pêcheurs d’aurores
Moissonneurs d’étoiles
Faites-le Jour autour de moi,
Le jour autour des miens.

Bernard Dadié

Brise marine

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !

Stéphane Mallarmé

Cantique des cantiques

C'est la voix de mon bien-aimé! Le voici qui arrive, sautant sur les montagnes,
bondissant sur les collines. Mon bien-aimé est pareil à la gazelle ou au jeune cerf.
Le voici: il se tient derrière notre mur, observant par la fenêtre, regardant par le treillis.
Filles de Jérusalem, je vous en supplie, au nom des gazelles et des biches des champs, ne
réveillez pas mon amour, ne la dérangez pas avant qu’elle donne son accord.

Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, 
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Charles Baudelaire

Diego libre dans sa tête

Derrière des barreaux
Pour quelques mots qu'il pensait si fort
Dehors 
Oui dehors, il fait chaud
Et des milliers d'oiseaux s'envolent 
Sans effort
Quel est ce pays
Où frappe la nuit
La loi du plus fort ?
Diego, libre dans sa tête
Derrière sa fenêtre
S'endort peut-être
Et moi qui danse ma vie
Qui chante et qui rit
Je pense à lui
Diego, libre dans sa tête
Derrière sa fenêtre
S'endort peut-être
Mais quel est ce pays
Où frappe la nuit
La loi du plus fort ?
Diego, libre dans sa tête
Derrière sa fenêtre
Déjà mort
Peut-être

Michel Berger

El Desdichado

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J’ai rêvé dans la grotte où nage la syrène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

Gérard de Nerval

ENIVREZ VOUS

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas
sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la
terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé,
dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà
diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à
l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce
qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la
vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de
s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ;
enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

Charles Baudelaire

En sortant de l'école

En sortant de l'école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés
tout autour de la terre
dans un wagon doré
Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés…

Jacques Prevert

If

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;
...

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils.

Rudyard Kipling

Il pleure dans mon coeur

Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un coeur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce coeur qui s’écoeure.
Quoi ! nulle trahison ?…
Ce deuil est sans raison.
C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon coeur a tant de peine !

Paul Verlaine

La Disparition

Nous marchons dans la ville, nous croisons des regards Et ceci définit
notre présence humaine ; Dans le calme absolu de la fin de semaine,
Nous marchons lentement aux abords de la gare. Nos vêtements trop
larges abritent des chairs grises À peu près immobiles dans la fin de
journée Notre âme minuscule, à demi condamnée, S’agite entre les plis,
et puis s’immobilise. Nous avons existé, telle est notre légende Certains
de nos désirs ont construit cette ville Nous avons combattu des
puissances hostiles, Puis nos bras amaigris ont lâché les commandes Et
nous avons flotté loin de tous les possibles; La vie s’est refroidie, la vie
nous a laissés, Nous contemplons nos corps à demi effacés, Dans le
silence émergent quelques data sensibles.

Michel Houelbecq

L’Andalouse

Avez-vous vu, dans Barcelone,
Une Andalouse au sein bruni ?
Pâle comme un beau soir d’automne !
C’est ma maîtresse, ma lionne !
La marques a d’Amaëgui !
J’ai fait bien des chansons pour elle,
Je me suis battu bien souvent.
Bien souvent j’ai fait sentinelle,
Pour voir le coin de sa prunelle,
Quand son rideau tremblait au vent.
Elle est à moi, moi seul au monde.
Ses grands sourcils noirs sont à moi,
Son corps souple et sa jambe ronde,
Sa chevelure qui l’inonde,
Plus longue qu’un manteau de roi !...

Alfred de Musset

La valise

Ma valise m'accompagne au massif de la Vanoise,
et déjà ses nickels brillent et son cuir épais
embaume. Je l'empaume, je lui flatte le dos,
l'encolure et le plat. Car ce coffre comme un livre
plein d'un trésor de plis blancs : ma vêture
singulière, ma lecture familière et mon plus simple
attirail, oui, ce coffre comme un livre est aussi
comme un cheval, fidèle contre mes jambes, que
je selle, je harnache, pose sur un petit banc, selle
et bride, bride et sangle ou dessangle dans la
chambre de l'hôtel proverbial.
Oui, au voyageur moderne sa valise en somme
reste comme un reste de cheval.

Francis Ponge

Zadjal de l’amour | Le fou d’Elsa

L’avenir de l’homme est la femme
Elle est la couleur de son âme
Elle est sa rumeur et son bruit
Et sans elle il n’est qu’un blasphème
Il n’est qu’un noyau sans le fruit
Sa bouche souffle un vent sauvage
Sa vie appartient aux ravages
Et sa propre main le détruit

Louis Aragon

Le lièvre et la tortue

« Rien ne sert de courir ; il faut partir à point.
Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage.
Gageons , dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt que moi ce but. - Sitôt ? Êtes-vous sage ?
Repartit l'animal léger.
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d'ellébore .
— Sage ou non, je parie encore.
Ainsi fut fait 

….

Jean de la Fontaine

Le roi solitaire

Je vis cloîtré dans mon âme profonde, 
Sans rien d'humain, sans amour, sans amis, 
Seul comme un dieu, n'ayant d'égaux au monde 
Que mes aïeux sous la tombe endormis !
Hélas ! grandeur veut dire solitude. 
Comme une idole au geste surhumain, 
Je reste là, gardant mon attitude, 
La pourpre au dos, le monde dans la main.

…..

Je puis tout faire, et je n'ai plus d'envie. 
Ah ! si j'avais seulement un désir ! 
Si je sentais la chaleur de la vie ! 
Si je pouvais partager un plaisir ! 
Mais le soleil va toujours sans cortège ; 
Les plus hauts monts sont aussi les plus froids ; 
Et nul été ne peut fondre la neige 
Sur les sierras et dans le coeur des rois !

Th Gautier

Les enfants qui s'aiment

Les enfants qui s'aiment s'embrassent debout 
Contre les portes de la nuit 
Et les passants qui passent les désignent du doigt 
Mais les enfants qui s'aiment 
Ne sont là pour personne 
Et c'est seulement leur ombre 
Qui tremble dans la nuit 
Excitant la rage des passants 
Leur rage leur mépris leurs rires et leur envie 
Les enfants qui s'aiment ne sont là pour personne 
Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit 
Bien plus haut que le jour 
Dans l'éblouissante clarté de leur premier amour.

Jacques Prevert

Les passantes

Je veux dédier ce poème
À toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets
À celles qu'on connaît à peine
Qu'un destin différent entraîne
Et qu'on ne retrouve jamais
À celle qu'on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s'évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu'on en demeure épanoui
…. Chères images aperçues
Espérances d'un jour déçues
Vous serez dans l'oubli demain
…. Mais si l'on a manqué sa vie
On songe avec un peu d'envie
À tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu'on n'osa pas prendre
Aux cœurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu'on n'a jamais revus
Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir

Georges Brassens

Andromaque

Quoi ! Pyrrhus, je te rencontre encore ?
Trouverai-je partout un rival que j'abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t'ai réservé.
Mais que vois-je ? A mes yeux Hermione l'embrasse ?
Elle vient l'arracher au coup qui le menace ?
Dieux ! Quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Hé bien ! Filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

Jean Racine

L’Invitation au Voyage

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

….

Charles Baudelaire

Monsieur Prudhomme

Il est grave : il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux,
Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille.
Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux ?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille.
Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu,
Il est juste-milieu, botaniste et pansu.
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,
Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles.

Paul Verlaine

Mon Rêve Familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon coeur, transparent Pour
elle seule, hélas ! cesse d'être un problème Pour elle
seule, et les moiteurs de mon front blême Elle seule les
sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? - Je l'ignore.Son nom ?
Je me souviens qu'il est doux et sonore Comme ceux
des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Paul Verlaine

Partir

Depuis l'enfance
Je suis toujours en partance
Je vais je vis
Contre le cours de ma vie
Partir partir
On a toujours
Un bateau dans le cœur
Un avion qui s'envole
Pour ailleurs
Mais on n'est pas à l'heure
Partir partir
Même loin de quelqu'un
Ou de quelqu'une
Même pas pour aller chercher fortune
Oh partir sans rien dire
Vivre en s'en allant
Et en s'envolant
Et les gens l'argent
Seraient du vent
Mais c'est vrai le temps
Nous prend trop de temps.

Jean Loup Dabadie - Julien Clerc

Saisir

Saisir, saisir le soir, la pomme et la statue,
Saisir l’ombre et le mur et le bout de la rue.
Saisir le pied, le cou de la femme couchée
Et puis ouvrir les mains. Combien d’oiseaux lâchés
Combien d’oiseaux perdus qui deviennent la rue,
L’ombre, le mur, le soir, la pomme et la statue.
Mains, vous vous userez
A ce grave jeu-là.
Il faudra vous couper
Un jour, vous couper ras. (…)

Jules Supervielle

Souffles

Ecoute plus souvent 
Les Choses que les Etres 
La Voix du Feu s’entend, 
Entends la Voix de l’Eau. 
Ecoute dans le Vent Le Buisson en sanglots : 
C’est le Souffle des ancêtres.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans l’Arbre qui frémit,
Ils sont dans le Bois qui gémit,
Ils sont dans l’Eau qui coule,
Ils sont dans l’Eau qui dort,
Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :
Les Morts ne sont pas morts.

Birago Diop

TARD DANS LA VIE

Je suis dur
Je suis tendre
Et j’ai perdu mon temps
À rêver sans dormir
Partout où j’ai passé
J’ai trouvé mon absence
Je ne suis nulle part
Excepté le néant
Mais je porte accroché au plus haut des entrailles
À la place où la foudre a frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement

Pierre Reverdy